samedi 14 janvier 2012
Dans le quinzième numéro de Triple Canopy, Negative Infinity, avec le soutien de la Brown Fondation, Inc. of Houston, le département des affaires culturelles et le conseil municipal de la ville de New York, ainsi que le conseil des sciences humaines de New York. Depuis son lancement en 2007, le magazine new new-yorkais Triple Canopy propose un modèle de publication qui mélange œuvres d’art numériques et littérature, débats, expositions et livres, tout en offrant des systèmes de publication qui incluent des formes de production et de circulation interconnectées.
Gabriella Coleman étudie l’éthique de la collaboration et des institutions en ligne, ainsi que le rôle de la loi et des médias numériques, en soutenant diverses formes d’activisme politique. Son premier livre, « Coding Freedom : The Aesthetics and the Ethics of Hacking », a été publié aux éditions Princeton University Press en 2012 ; elle écrit à l’heure actuelle un livre sur Anonymous et l’activisme numérique. Elle dirige le cursus « littératures scientifiques et technologiques » au sein du département Histoire de l’Art et Communication de l’Université McGill.
En juin 2011, l’OTAN publia un rapport intitulé « Information and Information Security » (« Information et Sécurité de l’Information »), appelant à l’infiltration et au démantèlement d’Anonymous. « Des observateurs ont constaté que le groupe Anonymous était de plus en plus sophistiqué et pouvait potentiellement pirater des fichiers confidentiels gouvernementaux, militaires, et organisationnels », indiquait le rapport.
« À ce jour, il est dit que le groupe ad hoc de hackers et d’activistes du monde entier rassemble des milliers d’agents et n’a pas de règles précises ou de conditions d’adhésion. »
Au mois de juillet, quelques jours après l’arrestation de seize Anons présumés aux États-Unis, quatorze d’entre eux étant suspectés d’avoir participé à « Operation Payback », des hackers d’Anonymous infiltrèrent le site de l’OTAN. Des douzaines d’Anons présumés avaient déjà été arrêtés au Royaume-Uni, en Espagne et en Turquie.
Anonymous dérange les gouvernements du monde entier, car il leur est impossible de se faire une image d’ensemble du groupe qui soit cohérente. Et jusqu’au moment des arrestations, durant l’été 2011, les Anonymous ont de fait réussi à échapper aux autorités. Cependant, tout en esquivant la surveillance de ces dernières, le groupe a œuvré en vue d’exposer la collecte et l’exploitation de renseignements personnels par les gouvernements et les entreprises —et ce faisant, a mis à mal la notion selon laquelle « l’information privée » existe, par opposition à l’information que l’on trouve dans la sphère publique. Cette distinction constitue l’un des fondements de l’État néolibéral, le moyen par lequel l’individualité se constitue sous surveillance.
Anonymous a clairement établi qu’il n’existe pas de différence entre ce que nous imaginons être le soi public et privé —entre des individus singuliers et des « individus » fragmentés, pour reprendre les termes de Gilles Deleuze. Ou du moins, ils ont mis à jour le mythe de la protection de l’information (qui permet de garantir cette différence) par un appareil de sécurité bienveillant. Dans le même temps, Anonymous a mis en avant son propre modèle —la pratique de l’anonymat— afin d’étayer cette distinction, suggérant ainsi que les citoyens se doivent d’être les gardiens de leur individualité, et de déterminer par quels moyens et à quel moment cette dernière sera réduite à l’état de paquets de données.
Ce message est indissociable de la plate-forme mise en place par les Anons pour que des milliers d’individus puissent collaborer en vue d’articuler la dissidence et lutter contre les agissements de certaines entreprises et autres gouvernements, comme le 24 décembre 2011, au moment de l’adoption du National Defense Authorization Act, une loi fort controversée. En combinant l’activisme traditionnel à un certain penchant pour la transgression et la filouterie, Anonymous a réussi à capter l’attention d’une incroyable faune d’admirateurs et de sceptiques. Et même si les individus qui prennent part aux campagnes Anonymous restent libres, le groupe évite indéfectiblement de mettre en place des programmes réformistes, en pointant le fait que les réseaux politiques existants sont très souvent peu (voire pas du tout) en mesure de répondre aux attentes de la plupart des gens, même si elles ont été exprimées de manière claire et précise, et tout simplement de les représenter —ce qui est inquiétant.
Depuis les arrestations de l’été 2011, les Anonymous se sont dispersés, leur réseau est de plus en plus décentralisé, certains participants ont migré vers des réseaux plus abscons et communiquent via des canaux IRC privés ; le canal IRC d’AnonOps sur lequel j’ai passé beaucoup de temps l’année passée a disparu depuis plus d’un mois, en raison de conflits internes et d’une violente attaque DDoS. Mais à mesure que les Anons plongeaient vers les abysses des Internets, leur iconographie devenait plus accessible, notamment au moment où ils prirent en charge la partie relations publiques du mouvement Occupy Wall Street en septembre 2011, et jouèrent un rôle crucial —mais néanmoins informel— en réalisant des vidéos et des visuels, et en diffusant des informations sur les objectifs de ce mouvement. Depuis, beaucoup d’Anons se sont impliqués dans divers groupes apparentés au mouvement Occupy, en tant qu’organisateurs ou bien en apportant un soutien technologique.
En mettant en place une Assemblée Générale ouverte à tous et soumise à un processus décisionnel radicalement démocratique, en opposition au règne de la kleptocratie institutionnelle, les participants au mouvement Occupy Wall Street ont engendré un symbole des plus forts. Bien que cette forme de relation horizontale soit forte d’une histoire riche et d’origines nombreuses, elle trouve une résonance particulièrement puissante dans le rapport qui existe entre la structure formelle et les aspirations politiques des Anonymous. De plus, leur mouvement s’articule non seulement autour d’une structure démocratique radicale —le trop plein de pouvoir, en particulier dans une seule zone de l’espace (virtuel) et de prestige sont non seulement tabous, mais également très difficiles à gérer— parfois chaotique et anarchique certes, mais également autour du concept même d’anonymat, en l’occurrence dans le cadre d’un collectif.
Le mouvement Anonymous s’inscrit donc dans la durée, ce qui peut autant être dû au fait qu’ils popularisent des méthodes alternatives de communication, détruisant ainsi la fracture idéologique qui oppose l’individualisme au collectivisme, qu’aux attaques lancées contre des banques monolithiques et des entreprises de sécurité sans morale.
Telle est la nature de la menace que représente Anonymous, symbolisée à juste titre par le masque de Guy Fawkes : la caricature d’un prétendant au régicide britannique du XVIe siècle ayant échoué dans son entreprise, qui a donné son nom à un jour férié au cours duquel des feux de joie sont allumés pour célébrer le maintien de la monarchie. Il a ensuite été repris dans une bande-dessinée dystopique et dans un film hollywoodien visant à personnifier l’anarcho-terrorisme, pour enfin devenir une icône de la résistance —un peu tout, et rien à la fois.
— Traduit de l’anglais par Élodie Chatelais.